Monologues et dialogues

Création obligatoire

L’idée d’une conscription créative m’amuse. Tout citoyen en âge de voter aurait le devoir de créer selon les quotas établis par la constitution. Rigolo, sauf que cette politique serait trop peu populaire auprès de l’électorat, et serait donc impraticable.

Même moi qui ait choisi cette carrière de mon propre chef, je peine à m’imposer une telle discipline artistique. À chaque fois que je suis dans un temps plus occupé, comme maintenant, la première chose que je laisse tomber dans mon horaire est mon temps de création. Or, ce temps-là devrait m’être sacré car il est précieux. Sans idées, à long-terme, l’artiste perd son gagne-pain. De même, c’est le processus le plus long de tous les longs processus auxquels nous faisons face, et ce n’est pas peu dire. Allez demander à n’importe quel compositeur combien de mois il doit attendre ses redevances. Vous serez surpris.

Ce qui se perd dans un temps fort, c’est l’habitude de créer. Le besoin de créer est toujours là et le sera toujours; quant au désir de créer, ce n’est qu’un sentiment illusoire qui va et vient au gré des blocages et de l’inspiration. Mais le besoin reste toujours. Le cliché veut que créer soit un besoin pour l’artiste au même niveau que boire, manger ou respirer. Alors est-ce qu’on meurt quand on ne crée plus?

Le romantique te dit oui. Le scientifique te dit non. Le monsieur qui est assis dans un coin sombre te demande si cette mort imaginée serait au service du progrès. Il est louche et il ressemble à Erik Satie. Je m’éloignerais sans répondre si j’étais toi.

Au sens physiologique, c’est non. Mais n’y a-t-il pas là aussi une illusion? Par exemple, on ne meurt pas nécessairement ni immédiatement si on a été exposé à une toxine, du plomb, de la radiation, mais dans plusieurs cas ces poisons causent des problèmes de santé qui menacent la vie. On connaît tous l’histoire de la grenouille dans la marmite, bouillie à petit feu sans s’en rendre compte?

Quand l’artiste ne crée plus, il meurt à petit feu. Il ne meurt pas nécessairement ni immédiatement mais si la situation perdure… Un problème apparaît : une maladie, une crise de nerfs, un burnout; ceux-ci on aime les attribuer à des facteurs externes. Mais il y a aussi l’excès, l’alcool, le sexe, l’addiction, la vanité, les sautes d’humeur, envoyer chier son agent ou son public; ceux-ci le monde extérieur aime les attribuer à la volonté individuelle alors que souvent ce sont des symptômes d’une mort créative par auto-sabotage. Quand on ne crée plus assez, on ne s’endure plus et on dépérit.

Plus le manque de création traîne longtemps, plus le blocage est profond et plus c’est long avant de revenir à la vie. La beauté de cette situation est qu’elle n’est pas irréversible. En contrepartie, lorsqu’on a vécu quelques renaissances, on sait à quel point elles sont pénibles, ardues, longues. Les idées d’antan ne veulent plus de toi; tu les as négligées et tu devras donc t’en trouver des nouvelles. Au début d’une renaissance, tes jointures te font souffrir, tes muscles s’endolorissent pour un rien et tu sens l’inflammation alourdir ton corps et ton âme. La rouille te ronge et fait saisir l’engrenage créatif; ce qu’il te reste de ton talent se meut à grand-peine.

La seule chose à faire dans ce temps-là, c’est d’y mettre de l’huile (s’inspirer), et faire bouger l’engrenage. De s’y remettre avec le moins d’orgueil possible parce que oui, tu es rendu poche. Ce n’est pas juste dans ta tête.

Une fois que ton idée poche est sortie, tu peux passer à la prochaine. C’est ce moment-là qui est puissant. Le fait de revenir ne peut que faire mal, mais de passer à autre chose après une idée pénible, c’est un progrès monstre parce que tu ne t’es pas arrêté. Tu as maintenant une rare chance de transmettre ce que tu as à dire après tes mésaventures d’artiste en blocage; car le blocage est à l’artiste ce que l’exil est au Corse (tsé comme dans Astérix?). Ton art en parlera, tu n'as qu’à lui donner la chance.

Mais il faut s’imposer cet inconfort, et c’est la chose la plus difficile au monde quand on se sent tout croche. Après mon dernier blocage, Erika et moi nous sommes imposés une période de création à tous les jours de 14h à 16h pendant quelques mois. La seule autre règle était qu’on ne travaillerait que sur une chanson qui nous allume au moment de s’asseoir pour travailler. À tous les jours, on y allait sans autres règles ni attentes, sans jamais penser à l’ombre d’un produit fini, ni à l’utilité de ce qu’on faisait. On se laissait vagabonder, on se perdait dans quelque chose qui nous fascinait.

Nous avions quinze chansons partielles au départ. Au fil des mois, nous en avons écrit une quinzaine, toujours avec la même règle en tête. L’album qui en découle est présentement en post-production, un an et demie après avoir commencé cette expérience-là. C’est en se permettant de divaguer qu’on en est arrivé à notre sélection finale. D’ailleurs, la dernière chanson à être admise pour le projet nous est apparue à deux semaines de notre date limite (un moment donné, il a fallu s’en imposer une). En suivant notre règle, on s’est vu obligé d’y porter attention et elle a pris la place d’une autre chanson sur l’album, qui d’ailleurs aurait pris plus de temps à aboutir simplement parce qu’elle nous inspirait moins.

Mais l’ironie veut que ce soit justement la production de cet album qui, en ce dimanche ensoleillé, m’inspire à parler de blocage; à convaincre un lecteur imaginaire de ne pas perdre l’habitude de créer, ou encore de la prendre. Je suis en train d’apprendre à la dure la différence entre produire et créer alors que tout au long de ce projet-ci, je les ai confondus. Réaliser un album fait appel à mon côté créatif mais pour moi, ça ne suffit pas tout à fait et il aurait fallu que je crée en marge de ce projet en production. Ces cinq derniers mois j’ai essayé de compter sur l’aspect créatif de la réalisation pour éviter un blocage, mais il est temps pour moi de me rendre à l’évidence et de m’imposer la création obligatoire, comme à l’hiver 2021, avant que l’engrenage ne devienne de la ferraille.

S'abonner

Inscrivez-vous pour rester au courant de ce qui se passe avec Les Soliloques.